samedi, novembre 20, 2004

Du statut de la question des détenus politiques à la lumière des dernières libérations *

dessin de Plantu Si nulle qu’en soit la portée en termes de symbolique d’ « ouverture » politique, la libération intervenue récemment de quelque 80 détenus politiques n’en aura pas moins été un moment fort d’émotions et de communion, réelle et virtuelles, entre tous ceux qui ont de la politique une conception éthique, situant leur engagement dans le cadre transcendantal des valeurs démocratiques et patriotiques éprouvées comme valeurs morales, au-delà ou en dehors de la diversité et de la conflictualité des représentations idéologiques et des appartenances partisanes.
Le point de vue qui suit s’autorise de cette sensibilité pour revenir, au moment où il est réactualisé, sur le difficile problème des détenus politiques, compte tenu de ses facettes à la fois :

• morales et humanitaires relativement à leur dramatique condition,
• idéologiques et partisanes, en référence à leur filiation islamiste,
• politiques, enfin, au regard de la valeur symbolique décisive de la question des détenus comme enjeux reflétant et mesurant l’état général des rapports de force dans la lutte de tout le mouvement démocratique et patriotique, organisations et opinion confondues, contre le régime tortionnaire des mafia de Ben Ali.

Il faut rappeler, pour commencer, que le problème est réactualisé sur fond d’attentisme impuissant, voire de lassitude et, en tout cas, d’hésitations manifestes depuis quelque temps déjà dans le camp des islamistes de Nahdha eux-mêmes, quant à la nature de leur opposition à la dictature de Ben Ali. L’on comprend mieux, dans le prolongement de ce rappel, les réactions de nombre d’entre eux qui, saisis d’une euphorie conciliatrice, ont étalé des dispositions toute plates au « dialogue », à « l’oubli » et au « pardon », à l’occasion de la libération de près de 70 prisonniers des leurs sur un total d’environ 600. Tout le monde savait pourtant cette libération conditionnelle, sur grâce présidentielle, à quelques mois ou à quelques semaines seulement du terme de leur peine. Mais non, eux salueront quand même un acte « bon » et même « courageux », et lui attribueront une symbolique d’« ouverture » politique plus fantasmée que réelle. Déroutant !

Au regard des formes de l’annonce de la décision et des modalités de son application, anormalement et significativement entourées de discrétion, des habituelles restrictions policières qui soumettent la liberté supposée retrouvée à toutes sortes d’interdits…, des termes de « la clarification » des autorités, repris par le tortionnaire en chef lui-même, dans son discours de ré-investiture devant le parlement : « nous n'avons pas de détenu d'opinion ni de prisonnier politique et que l'action politique est libre » (1) …, comment accréditer ce « geste » de quelque bonnes intentions politiques que ce soit !!? N’est-ce pas plutôt une réaction à minima aux critiques de l’étranger ; peut-être aussi un cadeau empoisonné destiné à aiguiser les contradictions parmi les islamistes eux-mêmes et, au delà, à jouer les uns contre les autres les grands courants de l’opposition.. ?! Et puis qui a dit qu’un dictateur est incapable ou interdit de gestes « bons » ! N’est-ce pas le propre de sa tyrannie que de décider à ses heures de ce qui ne se décide, et de faire selon son bon plaisir ce qui ne se fait, en bonne démocratie, que par le Droit et les institutions de l’Etat de droit ? Et si ce geste tant hypertrophié n’était finalement que le message d’un dictateur sur-assuré de sa puissance, adressé comme …..un bras d’honneur à toute l’opposition !

Que rien de tout cela n’interroge nombre d'islamistes de Nahdha qui préfèrent ne rien en savoir pour mieux se convaincre des motivations « généreuses » et « lucides » de l’initiative (2), voilà qui confirme rétrospectivement la nature manouvrière plutôt que stratégique, déjà perceptible en son temps, de la déclaration de boycott des élections par Nahdha. Une déclaration, justement ; pas vraiment une position déployant logistique d’activités et militants !

J’ai lu quelque part que ce faisant, les islamistes « font de la politique ». Et certes cette politique-là existe bien, au delà des islamistes et bien plus que chez eux, au demeurant. Mais dès lors qu’elle confond le volontarisme et la transparence de l’action militante avec l’instrumentation et la manipulation de l’opinion publique et du peuple, dont ont se réclame tant par ailleurs, il faut la déclarer inacceptable d’où qu’elle vienne. Inacceptable et d’autant plus illégitime qu’elle produit précisément méfiance et révulsion à l’égard de la politique. Car ce genre de pratiques n’en est pas, qui ressortit plutôt à ce que le sens commun exècre d’ordinaire sous les termes de magouilles et de politicards…
La politique c’est d’abord, et tout particulièrement lorsqu’elle désigne l’opposition militante à la dictature et à l’oppression, une communication éthique avec l’opinion publique et le peuple, qui présuppose en tout premier lieu la clarté sur les fondamentaux, et la fermeté sur le stratégique. En l’occurrence, savoir si Nahdha est en rupture vraie avec la dictature ou dans une logique de négociation d’un espace sous son emprise, est le principal de ces fondamentaux et du stratégique.

Or, il est patent que la réponse à cette question, éminemment politique, est biaisée, pour ne pas dire embrouillée, par la douloureuse situation des prisonniers et de leurs familles justement, chez les islamistes eux-mêmes. Ce n’est pas un secret en effet que Nahdha oscille entre deux lignes. L'une pour ainsi dire humanitaire subordonne sa stratégie politique à la solution du problème dramatiquement pesant des détenus quitte à sacrifier l'existence politique du mouvement pour obtenir leur libération. A l'inverse, l'autre maintient la prédominance de l’antagonisme avec le régime en maintenant le lien entre la libération des détenus et la reconnaissance de leur mouvement, sachant que les prisonniers ont toujours refusé « les offres de repentir » des tortionnaires, d’une part, et que le régime n’est pas du tout disposé, d’autre part, à faire place au mouvement islamiste même s’il renonçait à son identité politique et rentrait dans les rangs… (3)

Les variations du discours islamiste apparaissent dès lors comme autant de manifestations d’hésitation sur un débat politico-moral en première approximation, mais qui n’en recèlent pas moins, en deuxième approximation, une lutte d’influences proprement politique entre tendances à « la conciliation » d'une part, et stratégie de rupture avec le régime, d'autre part. Ce en quoi, le débat n’est pas qu’une affaire islamo-islamiste. Il me semble, en particulier, que certains islamistes, enfermés dans un sectarisme mortel, et non moins détestable que l’éradicationnisme des laïcistes hystériques, doivent lâcher prise, et se rendre à l’évidence que la question des prisonniers politiques, islamistes ou non du reste, est une cause de la lutte démocratique et patriotique dans son ensemble, heureusement généralement reconnue comme telle, et qui doit l'être encore plus massivement, au premier rang de ses revendications les plus consensuelles, et non pas une affaire idéologique et partisane, décidable en fonction d’affinités ou d’inimitiés mutuellement exclusives.

Concéder si peu que ce soit sur l’exigence de la reconnaissance du statut politique des prisonniers, et sur la revendication qui lui est consubstantielle d’une loi d’amnistie générale et inconditionnelle, revient en effet, d’où qu’il vienne, à valider l’abjecte position-propagande du régime qui tient les prisonniers politiques pour des criminels de droit commun et, par là-même, à admettre de fait la dé-légitimation et la criminalisation de tout le mouvement de résistance à la dictature. C’est-à-dire, au final, à conforter le pouvoir des mafia et des tortionnaires !!

Puisse cet intérêt général aider les islamistes à sortir de leur ambivalence, et faire la clarté sur leur stratégie. Au delà de leurs contradictions internes, qui les regardent, ils le doivent au mouvement et à l’opinion démocratiques et patriotiques sous peine de lourdes suspicions, et d’un peu plus d’air de défaite dans une atmosphère qui n’en manque pas.

* Par souci de clarté et de précision, le présent texte apporte de légères modifications à la version initiale parue sur Nawaat et Tunisnews. Elles sont de nature informative et ne change rien au point de vue politique.


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1. Extrait de discours, www.tunisnews.net du 17 11 04
2. Il est significatif qu’un islamiste, ancien militants torturé, actuellement résident en Suisse, s’est vu reproché sa nouvelle poursuite judiciaire pour torture, engagée au civil cette fois, à l’encontre du gouvernement tunisien et nommément de son ministre de l’intérieur de l’époque, le tortionnaire A. KALLAL. La démarche du plaignant n’est pas apprécié au moment où « l’initiative politique du président Ben Ali » fait espérer à toutes les parties de l’opposition une réconciliation nationale …qui tourne la page sur les blessures du passé » (Pour les détails, voir :

م فاروق: ليس دفاعا عن القلال أ www.tunisnews.net du 10 11 04
عبد النّاصر نايت ليمان: ردا على أم فاروق- تفسير وإيضاح www.tunisnews.net du 13 11 04
3. Un nahdhaoui, Ahmed Gaaloul, saisissait l'opinion, en mars 2004 déjà, de ces questions en concluant que le dossier des détenus doit être intégré aux objectifs premiers de la lutte, et non pas se substituer à eux ou les sacrifier. D’autant que le mouvement appartient finalement au peuple avant de relever de l’autorité de ses dirigeants. Je recommande vivement la lecture de lire son texte أحمد قعلول: النهضة ومساجينها


ouildbled, 20 nov. 04

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Il est dans l’air du temps de s’identifier par sa qualité d’Homme. Moyennant quoi, bien des intellectuels arabes se détachent de leur appartenance identitaire, et trouvent même quelque gloire à dénigrer leur peuple… Je ne suis, moi, qu’un homme. Mon humanité n’est pas dans l’humanisme abstrait qui donne les hommes pour des sujets également dotés de droits inaliénables. Mon humanité est dans la réalité sensible des situations concrètes de révolte et de résistance de l’homme opprimé. Ici, je suis « un indigène de la république». Là-bas, je suis ouildbled : un enfant du pays, de mon peuple. Un peuple opprimé par une dictature d’autant plus féroce et humiliante qu’elle jouit du soutien des puissances occidentales et s’encanaille avec le sionisme. Ma singularité n’a de sens que référée et incluse dans le nous qui parle en moi et pour moi. Il n’est d’homme libre qu’appartenant à un peuple lui-même libre. Et il n’est d’humanisme universel qu’incarné dans les humanités particulières telles que vécues dans des conditions historiques données. Je suis arabe. Je suis musulman. Je suis résistant.